Dans les anciennes cuisines de l’Irkoutsk on entendait des hurlements. Et plus on s’approchait, plus on les distinguait, c’était ceux d’un animal. A l’intérieur de la pièce vétuste et mal éclairée, un chien était attaché à un crochet, un superbe Doberman hurlait à la mort. Peut être savait-il sa destinée depuis le début. Sa gamelle était vide, sûrement avait il aimé les restes du quatre étoiles.
Il faut remonter à la nuit dernière pour savoir comment il est arrivé ici. La jalousie et la peur sont les motifs de cet enlèvement. Un certain Lincoln Freeman, un petit frimeur, un rappeur qui se prend pour le roi des flambeurs, il est ridicule comparé au respect de certains membres du clan de Karandras, en particulier les Helvitch et Stazi. Le premier le maudissait jour et nuit, n’attendant qu’un prétexte pour abattre ce petit tapageur. Dernièrement, il s’était offert une villa sur l’argent de ses Cd. S’en était trop, il fallait lui donner un avertissement, et quel meilleur avertissement que le chien. Cet animal représente beaucoup de valeurs comme la loyauté et le respect et chez les Russes, envoyer un chien à quelqu’un peut être vécu comme une grâce aussi bien que comme une malédiction.
La lourde Mercedes roulait lentement dans les quartiers résidentiels à la recherche d’un chien. Dans ce labyrinthe de pavillons, il suffisait de regarder les maisons qui avaient une niche. Ils en aperçurent une, fenêtres fermées et lumières éteintes, le coup parfait. Ils descendirent tous à l’exception de Serge qui restait sagement dans le véhicule. Moteur et phares coupés, il attendit. Pourtant il vit ses acolytes revenir sous les aboiements d’un chien.
« Pourquoi vous revenez les mains vides ? »
Se risqua t-il en chuchotant.
« C’est un caniche patron. »
Enchaîna Vassili avec un sourire. Le visage de Serge se décrispa et laissa échapper un rire. Il n’allait pas envoyer un caniche à Freeman, non, il leur fallait un chien qui a de la gueule. Ils reprirent tous la quête au gros chien. Le moteur gronda, ce qui fit aboyer le caniche de plus belle et réveilla ses propriétaires. La voiture de Serge disparut et s’enfonça toujours plus dans le lotissement immense.
Après une bonne heure de recherche infructueuse, ils remarquèrent une tête de chien qui sortait d’une niche. Serge poussa un soupir de soulagement, au moins c’est un gros chien. Son chauffeur et Vassili sortirent de la voiture. Les propriétaires dormaient profondément apparemment, pas de lumières là non plus. En tout cas, la bâtisse était impressionnante, deux étages, une couleur jaune tape-à-l’œil, ça ne valait pas un bon vieil immeuble européen dans Little Odessa. Ils traversaient silencieusement le jardin quand l’arrosage automatique se mit en route, les aspergeant. Serge, dans le véhicule, regardait la scène amusée. Ces deux hommes étaient des mafieux respectés et dangereux mais ils semblaient ridicules devant cette pluie artificielle.
Ils s’approchèrent de la niche, le chien se réveilla, se leva et aboya avec force, c’était un énorme doberman. Il était attaché avec une chaîne à sa niche, geste qui laissa respirer nos deux kidnappeurs pendant un moment. Vassili attrapa son énorme rouleau de scotch. Il était devant l’animal, énervé qui hurlait, cherchant le meilleur moment, le chauffeur de Serge restait en revanche en retrait.
« Va-y ! »
Demanda juste Vassili et le chauffeur se jeta sur le chien. Le gros mafieux se contenta alors d’enrouler du scotch autour du museau avant de le faire pour les quatre pattes. Le chien était devenu presque aussi docile et faible qu’un minable petit dealer de quartier. Il n’aboyait plus et les mafieux coururent le ramener jusqu’à la voiture. Il fallait toute la force de Vassili pour transporter l’animal qui pesait un peu trop au goût de l’homme de main.
Serge, les voyant fondre vers la voiture un doberman dans les bras, ouvrit sa portière et s’empressa d’ouvrir le coffre. Vassili déposa l’animal dans l’habitacle avant de sauter à l’avant de la voiture. Le chauffeur rejoignit sa place et Serge verrouilla sa portière au moment où le moteur de l’Allemande modifiée rugit. Ils disparurent du quartier, non sans s’être perdu une ou deux fois. Arrivés dans l’ancienne cuisine du « Irkoutsk » qui servait de repère à Serge en ce moment, il ne souhaitait pas stocker d’armes ou d’autres objets compromettants chez lui, les mafieux attachèrent le chien au mur et enlevèrent scotch aux pattes.
L’animal se remit sur ses pattes, se montrant menaçant. C’est ce moment que Serge choisit pour s’éclipser, il repartait chez lui ne voulant pas voir le travail de Vassili et de son chauffeur qui n’étaient pas des gens très fins. Le garde du corps maintenait la mâchoire de l’animal fermée tandis que le chauffeur tentait d’enlever les quatre ou cinq tours de scotch.
« Grouille, ce clébard va me bouffer ! »
« Putain je fais comme je peux. »
Lorsqu’il termina, Vassili lâcha la mâchoire et fit un bond en arrière pour ne pas être mordu par le chien. Ils s’en sortaient plutôt bien mais l’animal se montrait extrêmement agressif et aboyait à tout va. Dans cette pièce vide, ces cris faisaient écho et n’étaient pas particulièrement discrets.
La nuit fut courte à Little Odessa et Serge débarqua à la première heure accompagné de ses deux hommes de main et de Mikhaêl, son frère. Ce dernier s’écria en voyant la bête.
« C’est ça qui m’a empêché de dormir. J’allais tuer le voisin moi. Putain pourquoi tu me ramènes ça. »
Serge laissa échapper un sourire.
« Un message à passer. »
Mikhaël le regarda d’un air résigné.
« Fait ce que tu veux mais tu me le vires. D’ici ce soir je ne veux plus le voir compris. »
Le petit frère acquiesça d’un geste de tête et attendit que Mikhaël parte pour taper dans ses mains.
« Belle bête les amis. Qu’on en finisse, j’ai horreur de faire ça. »
Le chien s’était apaisé depuis cette nuit et Serge, les bras ouverts, tenta une approche. Le chien le laissait entrer sur son territoire ce qui rendit vert les deux autres gardes du corps qui n’étaient pas arriver à s’approcher du chien sous aucun prétexte même avec de la bouffe. Serge murmura des mots en russe au chien, une messe en l’honneur de l’animal.
Le mafieux se détourna enfin du chien et lui tourna le dos. Vassili attrapa le colt armé du silencieux de Serge sur la table et tira une fois dans le crâne du chien. On entendit un couinement, un corps qui tombe puis plus rien. Il était étrange que Serge n’éprouve cette sensation de culpabilité que devant des animaux. La réponse était simple, les animaux sont simples et ne lui ont rien fait alors qu’au contraire, en quelque sorte, on pourrait dire que le mafieux en voulait à la terre entière.
Le sang coulait sur le carrelage usé et sale de la vieille cuisine. Serge resta assit dans un coin de la pièce attendant que l’animal perde le maximum de sang, il ne voulait pas tâcher sa voiture. Vassili et le chauffeur ne comprirent pas le silence religieux de Serge qui restait là à feuilleter ses cartes religieuses, pourtant cela revêtait d’une importance vitale, quelle carte il allait donner à ce Freeman. Homme libre ? Pas pour longtemps encore.
Ils ne quittèrent la salle que vers midi, pour manger. Dérogeant à la règle, Serge dîna avec ses deux hommes de main et leurs familles. Une grande table avait été dressée au « Irkoutsk » : la famille Helvitch accompagnée de celles de Vassili et du chauffeur de Serge était là, dînant dans la bonne humeur, jamais on ne les aurait suspectait d’appartenir à un groupe criminel. Serge chouchoutant sa fille qui mangeait à côté de lui, cheveux blonds et grands yeux bleus. Il resta d’ailleurs avec elle toute l’après midi, pour une fois qu’il pouvait le faire, il n’avait pas été avec elle pendant ses premières années ni même dernièrement, la confiant à son frère Mikhaël.
En revanche, ils dînèrent dans l’intimité familiale avant de s’ennuyer ferme lors de la soirée, observant et dévisageant la bonne clientèle du restaurant. Il se leva de table vers l’heure fatidique des minuits et se dirigea vers les cuisines. C’était un habitué, les cuisiniers ne le voyaient même plus. Il pénétra dans la petite cour extérieure et entra dans la vieille cuisine. Le chien était toujours sur le sol mais le sang avait été épongé, sûrement non sans mal, il restait quelques traces qui se confondaient avec la saleté et la moisissure. Serge hocha la tête et regarda sa montre. Vassili s’empara de l’animal tandis que le chauffeur se précipitait vers la voiture. L’homme de main jeta la bête dans le coffre et les trois hommes disparurent dans le dédale des rues de Karandras.
Ils traversèrent un périphérique désert et se dirigèrent vers les hauteurs de l’Africa Sector, là où se trouvait la villa de ce frimeur de Freeman. Ils évitèrent soigneusement les petites ruelles pour rester sur les axes principaux avant de pénétrer dans le quartier des villas, les mafieux regardaient avec envie le paysage.
« C’est ici. »
Dit simplement Serge en indiquant une grosse et belle bâtisse. Le chauffeur coupa ses phares et passa en sous-régime. Ils s’arrêtèrent à une cinquantaine de mètres du domaine. Vassili sortit de même que le chauffeur, laissant Serge seul. Le mafieux arma par sécurité son arme, mais il n’avait pas installé le silencieux. Le chauffeur partit en direction de l’entrée en sifflotant se prenant pour un passant, il jeta un bref regard, pas de dispositif de surveillance hyper-développé, ou alors il n’avait pas encore pu l’installer, après tout n’avait il pas acquis cette résidence qu’il y a quelques jours. Discrètement, le chauffeur revint sur ses pas, acquiesçant la tête. Il fallait tout de même faire vite.
Ils remontèrent en voiture et le chauffeur freina juste devant le portail, simultanément, Serge et Vassili sortirent, ouvrirent le coffre et balancèrent le cadavre par-dessus le portail. Ils remontèrent en piste, le moteur rugit, Serge tira quelques balles en l’air et laissant des traces de gomme sur le sol, la voiture disparut dans la pénombre. Cette fois-ci il fallait faire du bruit, le chauffeur roulait à folle allure dans le quartier avant de prendre la direction du périphérique et de reprendre une conduite normale.
« Dites monsieur … »
Commença à demander Vassili dans la voiture.
« Vous avez mis quelle carte alors ? »
Serge tourna le visage vers la vitre, observant les lumières de la ville qui se rapprochaient.
« L’effondrement du temple juif après la mort de Jésus-Christ. »
Le message était clair, il s’agissait d’un avertissement dans la plus pure tradition mafieuse. Lincoln ou bien ses hommes trouveront le cadavre du chien, une balle, une carte chrétienne dans la gueule, des douilles sur le sol, la gomme des pneus d’une voiture puissante, il devrait comprendre qu’il ne vaut mieux pas froisser les rois de la ville.